Un petit moment d'évasion
A force de le considérer comme le messie, la réincarnation de Mère Thérésa, voir même, comme un chanteur, on en oublierait presque que Bono est avant tout un chef d'entreprise. A la tête de U2 Ltd, start-up lancée dans les années 80 et devenue aujourd'hui une multinationale dont la dernière tournée aurait rapporté 389 400 000 $ (avec les taux actuels, c'est nettement moins impressionnant en euro: 251 591 334,0032). Et comme le savent bien nos amis du CAC 40, la vie de milliardaire, c'est pas drôle tous les jours. Parce qu'à peine vous avez aligné quelques sous gagnés à la sueur de votre front que la pieuvre étatique veut vous les faucher. L'impôt, voilà bien le drame de notre temps, une pratique d'un autre âge qui voudrait que, sous prétexte qu'on gagne un pognon monstrueux, on doive en reverser une grosse partie à la communauté. Même des pauvres comme vous et moi en ont bien conscience, surtout en cette période de déclaration d'impôt. Seulement voilà, les riches, on le sait, sont plus intelligents que nous. Aussi, s'ils ne veulent pas payer d'impôts, ils n'en paient pas, et voilà.
Comme vous êtes sympa, je vous livre leur secret (d'autant que vous êtes trop pauvres pour en profiter), c'est une pratique toute simple et qui porte le joli nom d'évasion fiscale. Rien que le terme évoque irrésistiblement l'appel d'air de la liberté. D'autant que ça se pratique dans de merveilleux endroits qu'on appelle les paradis fiscaux. « Evasion », « paradis », mettez-vous à la place des riches harcelés par le fisc, victimes de la jalousie de leurs contemporains trop cons pour être devenus riches eux-mêmes, comment voulez-vous qu'ils résistent ?
C'est là qu'on retrouve ce cher Bono et ses petits camarades engagés™.
Par une sinistre journée de décembre 2006 le gouvernement irlandais prend la décision franchement soviétique de réduire les exonérations d'impôt dont bénéficiaient les artistes. Pour se défendre, le ministre de l'économie a le culot d'estimer qu'il n'est pas juste que quelques unes des plus grosses fortunes d'Irlande ne paient quasiment pas d'impôt. Homme de conviction, Bono ne pouvait pas rester insensible à cette terrible injustice. A l'instar de Florent Pagny, il choisit donc de se dresser pour défendre sa liberté de pensée (et de se faire du blé). Ni une ni deux, il prit ses cliques et clacs et rejoignit, au terme d'un voyage qu'on imagine terrible, la terre promise, en l'occurrence, les Pays-Bas. Alors, oui, quand on dit « paradis fiscal », on pense plus aux îles Caïman ou à une destination tropicale du genre qu'à la Hollande, mais Bono savait qu'à Amsterdam il pourrait compter sur toute une colonie de malheureux réfugiés fiscaux, comme par exemple les Rolling Stones.
Depuis cette époque, Bono peut continuer à s'enrichir tranquillement, et à faire le tour du monde pour défendre ses convictions d'artiste engagé™, comme par exemple la réduction de la dette du Tiers-Monde. Il peut continuer paisiblement sa petite vie, être reçu à l'Elysée, ou demander à ses fans de faire des dons pour creuser des puits en Afrique (c'est vrai quoi, pourquoi mettre la main au porte-monnaie quand vos fans peuvent le faire à votre place ?). Avouez tout de même qu'organiser des concerts planétaires pour récolter des fonds pour l'Afrique, ça a une autre gueule que de payer consciencieusement ses impôts, même s'ils servent à construire des écoles, des hôpitaux, à payer des pensions, des allocations, à payer les salaires des fonctionnaires, et même, comme l'a noté un responsable du parti travailliste irlandais (autrement dit, un communiste) à financer l'aide aux pays du Tiers-Monde. Si l'on faisait du mauvais esprit, on pourrait dire que Bono préfère s'intéresser aux enfants pauvres d'Afrique qui ne lui coûtent rien, plutôt qu'aux enfants pauvres d'Irlande qu'il pourrait aider en acceptant de se soumettre à l'impôt. Heureusement, nous sommes trop distingués pour nous permettre ce genre de raccourci cynique.
Quant à cette histoire d'évasion fiscale, il préfère ne pas faire de commentaires dessus. C'est un gentleman, voyons, ces petites histoires de boutiquiers paraissent bien déplacées à côté des hautes préoccupations qui l'habitent. Et après tout, qu'ajouter à cette déclaration de The Edge : « Of course we're trying to be tax-efficient. Who doesn't want to be tax-efficient ? » (cette expression « tax-efficient » est un vrai délice dans la bouche d'un artiste engagé™). Le manager du groupe a quant à lui cru bon de préciser que tout cela était parfaitement légal. Détail piquant, c'est ce même manager qui a lancé une vibrante diatribe lors du dernier MIDEM pour que les FAI empêchent les internautes de télécharger illégalement de la musique. Il eut ce mot, superbe : « Il y a beaucoup d'argent dans l'industrie du disque, mais il ne va plus aux mains des artistes » (je vous rappelle que c'est le manager de U2 qui parle).
Pourquoi je vous parle de cette vieille histoire d'évasion fiscale aujourd'hui ? Après tout, c'est pas très nouveau tout ça. Non, c'est sûr. En fait, c'est juste pour faire écho au rapport d'une ONG indiquant que l'argent perdu par les états pauvres à cause de l'évasion fiscale permettrait de sauver la vie à 5,6 millions d'enfants d'ici 2015. Bien sûr, Bono n'est pas responsable de la mort de 5 millions d'enfants, mais, même si c'est de façon indirecte, son comportement l'est. Le rapport cite aussi Phil Collins, que je ne peux m'empêcher de mentionner ici, pour faire plaisir à Poulass. Et allez, rappelons que notre cher président avait trouvé tout à fait légitime le désir de son vieux pote Johnny Hallyday de quitter l'Hexagone pour la Suisse, histoire de mettre quelques alpages entre le fisc et sa personne. Pas étonnant, finalement, que le même président ait cru bon de recevoir Bono à l'Elysée.
Les images de Bono viennent de l'épisode de South Park "More Crap". Celle de Phil Collins de l'épisode "Timmy 2000".